« L’inconscience est l’apanage de la jeunesse » — Feuille de Trèfle

Ruisseau de Rose était assise au pied du promontoire et elle observait silencieusement ses camarades de clan qui s’affairaient à leurs petites besognes personnelles avant la tombée de la nuit. La dernière patrouille frontalière venait tout juste de rentrer et maintenant ses membres scrutaient la pile de gibiers à la recherche de quoi se restaurer. Les reines, les chatons et les anciens avaient déjà mangé depuis belle lurette, et les reines faisaient rentrer les chatons à la pouponnière tandis que les anciens discutaient près de l’entrée de leur tanière. Ruisseau de Rose ronronnait. Elle était heureuse et comblée de voir son clan se porter aussi bien malgré la maladie qui les guettait encore. Soudain, un mouvement provenant de l’antre du guérisseur attira son attention. Elle tourna le regard dans cet direction à temps pour voir Patte d’Érable se glisser en dehors de l’antre de Feuille de Trèfle. À cette vision, la fourrure de Ruisseau de Rose se hérissa et elle sentit la colère monter en elle. Quel inconscient!, pesta la lieutenante tricolore entre ses dents, en serrant sa mâchoire. Ruisseau de Rose attendit que le chaton soit disparu dans la pouponnière pour se diriger vers l’antre du guérisseur et pénétrer sans être invité.

Feuille de Trèfle venait de ranger ses plants de cerfeuils et de millefeuilles dans sa réserve après avoir reconduit Patte d’Érable jusqu’au seuil de son antre quand il entendit des bruits de pas venir dans sa direction. Feuille de Trèfle repoussa son paquet d’herbes dans un coin et s’étira le cou pour sortir la tête de sa réserve afin de voir qui venait à lui. Il fut surpris de constater qu’il s’agissait de la lieutenante tricolore, Ruisseau de Rose. Feuille de Trèfle s’avança en dehors de sa réserve, en direction de son hôte, avec une lueur d’inquiétude dans le regard. Est-ce que Ruisseau de Rose était tombée malade elle-aussi? Feuille de Trèfle espérait que non. Le Clan avait besoins d’une lieutenante forte et en santé, surtout avec le déclin imminent d’Étoile de Charbon. Le meneur était lui tombé malade, mais pas du Mal Rouge. Il souffrait d’une dépression sévère suite au départ de sa fille aînée Danse de Pétales. La jeune guerrière n’était pas morte. Étoile de Charbon avait déjà eut son lot de chatons morts avec Petite Flaque, Petit Lion et récemment Griffe d’Encre. Feuille de Trèfle était même d’avis que c’était le décès de ce dernier qui avait poussé Danse de Pétales à quitter le Clan du Vent. Mais où se trouvait-elle aujourd’hui? Toutefois, ce n’était pas le temps de s’interroger sur la question, car Feuille de Trèfle avait de la visite.

Ruisseau de Rose poussa le rideau de bruyère avec son museau et entra dans l’antre du guérisseur. Elle trouva l’endroit complètement désert et se mît à penser avec panique que Patte d’Érable était resté seul, sans surveillance, dans la tanière sentant les herbes aromatiques. Cependant, à peine fût-elle entrer que la tête rousse et blanche du guérisseur émergea de la réserve au fond avec un air surpris. Ruisseau de Rose le salua d’un simple hochement de tête, puis elle lui fît signe avec sa queue de s’approcher. Ce qu’il fît sans un mot.

« Feuille de Trèfle, je dois te parler de Patte d’Érable... Ce n’est pas la première fois que j’apprends qu’il passe la journée avec toi dans ton antre... De plus, avec les malades... Ce n’est encore qu’un chaton. Je veux que tu comprennes ceci. Sa place n’est pas avec toi, du moins pas encore... Je sais qu’il désire se rendre utile et devenir ton apprenti, mais il aura tout le temps pour apprendre après ses six lunes. Alors, si jamais il revient, chasse-le. Fais-lui comprendre que sa place n’est pas auprès de toi, pas encore. Je t’en supplie, fais-le pour le bien de notre Clan. Si Patte d’Érable tombe malade lui-aussi, je sens que tu ne te le pardonnera jamais. »

Ruisseau de Rose le suppliait. Elle voulait à tout prix éviter de voir un autre de ses camarades souffrir à cause de la maladie et mourir, surtout s’il s’agissait d’un chaton dont l’entraînement n’avait pas encore commencé. De plus, Patte d’Érable était le seul chaton du Clan, et serait sans doute encore le seul pour de nombreuses lunes car aucune guerrière du Clan n’attendait de chatons en ce moment. Ruisseau de Rose en faisait donc une priorité et un devoir de le protéger de tout éventuels dangers. Elle ne cherchait pas spécialement à le couvée comme le ferait instinctivement une mère, mais sachant que le petit avait tristement perdu la sienne face à la maladie, Ruisseau de Rose voulait à tout prix éviter qu’il ne rejoigne sa génitrice avant l’heure.

Feuille de Trèfle sortit de sa réserve de plantes médicinales et s'avança d'un pas hésitant vers Ruisseau de Rose. Il espérait fortement de l'intérieur que la lieutenante n'avait rien de très grave à lui apprendre. Lui qui venait de se disputer avec son frère, Feu Follet, n'avait pas du tout envie de recevoir une autre mauvaise nouvelle aujourd'hui. Feuille de Trèfle s'assit donc à une longueur de queue de renard devant Ruisseau de Rose et écouta d'une oreille paresseuse ce que la lieutenante avait à dire.

« Feuille de Trèfle, je dois te parler de Patte d’Érable... Ce n’est pas la première fois que j’apprends qu’il passe la journée avec toi dans ton antre... De plus, avec les malades... Ce n’est encore qu’un chaton. Je veux que tu comprennes ceci. Sa place n’est pas avec toi, du moins pas encore... Je sais qu’il désire se rendre utile et devenir ton apprenti, mais il aura tout le temps pour apprendre après ses six lunes. Alors, si jamais il revient, chasse-le. Fais-lui comprendre que sa place n’est pas auprès de toi, pas encore. Je t’en supplie, fais-le pour le bien de notre Clan. Si Patte d’Érable tombe malade lui-aussi, je sens que tu ne te le pardonnera jamais. »

Feuille de Trèfle se releva presque d'un bond et fit un bon pas vers l'arrière. Lui qui ne s'attendait pas du tout à une pareille remontrance de la part de Ruisseau de Rose, il n'en avait pas besoin. Prenant le discours de la lieutenante à tort pour une agression, Feuille de Trèfle plissa le museau et montra un bref instant les crocs avant de se raviser au dernier moment. Il se força à remettre son pelage en place sur son corps, puis après un nerveux coup de langue sur le poitrail, le guérisseur s'excusa timidement.

« Je suis désolé, Ruisseau de Rose. Ce n'était pas mon intention de te montrer les crocs... »

Feuille de Trèfle fit une pause, se rasseyant sagement sur son postérieur.

« J’essaierais de lui dire mais le connaissant, Patte d'Érable n'écoute que lui en ce moment et ce que je peux lui apprendre sur les différents plants, remèdes et maladies. Si j'essaie de le raisonner sur quoi que ce soit, il se referme aussitôt. Je parle en connaissance de cause parce que j'ai déjà essayé, et crois-moi, ce n’est pas aisé de le raisonner. »

Ruisseau de Rose ne bougea pas d'un poil. Même lorsque Feuille de Trèfle lui montra agressivement les dents. À vrai dire, la lieutenante tricolore s'était préparée à ce genre de réactions car elle sait à quel point il est dure de prendre ouvertement les critiques sans broncher, surtout quand elles concernent le domaine de spécificité du félin; et maintenant, c'était le jugement du guérisseur de son propre Clan qu'elle remettait en question. Cependant, Ruisseau de Rose observa sereinement Feuille de Trèfle reprendre son calme, puis elle inclina légèrement les oreilles vers l'avant afin d'écouter attentivement ce que le guérisseur tigré roux et blanc avait à dire pour sa défense.

« Je suis désolé, Ruisseau de Rose. Ce n'était pas mon intention de te montrer les crocs... »

Ruisseau de Rose acquiesça avec un simple hochement de tête solennel. Elle voulait que Feuille de Trèfle sache que sa réaction était toute pardonnée et qu'il pouvait poursuivre ses explications sans avoir à se soucier de l'opinion de la lieutenante tricolore.

« J’essaierais de lui dire mais le connaissant, Patte d'Érable n'écoute que lui en ce moment et ce que je peux lui apprendre sur les différents plants, remèdes et maladies. Si j'essaie de le raisonner sur quoi que ce soit, il se referme aussitôt. Je parle en connaissance de cause parce que j'ai déjà essayé, et crois-moi, ce n’est pas aisé de le raisonner. »

Bien que Ruisseau de Rose le savait déjà, parce qu'elle aussi avait essayé à plusieurs reprises de raisonner Patte d'Érable, la lieutenante tricolore remua le bout de sa queue avec irritation. Elle n'était pas fâchée contre Feuille de Trèfle, mais sa colère retomba tout de même sur le guérisseur tigré roux et blanc.

« Et comment comptes-tu lui apprendre quoi que ce soit si tu n'es pas capable de te faire écouter?! Avoir un apprenti ce n'est pas seulement pour lui transmettre ton savoir mais aussi ta sagesse, et s'il refuse de comprendre alors il ne mérite pas de devenir ton apprenti! »

Feuille de Trèfle, qui avait finis par se détendre face à la lieutenante tricolore, contractait les muscles de nouveau quand il remarquait la petite lueur de colère dans les yeux bleus aciers de Ruisseau de Rose. Fouettant la queue, la lieutenante tricolore forçait Feuille de Trèfle à cligner des yeux et courber l’échine de peur.

« Et comment comptes-tu lui apprendre quoi que ce soit si tu n'es pas capable de te faire écouter?! Avoir un apprenti ce n'est pas seulement pour lui transmettre ton savoir mais aussi ta sagesse, et s'il refuse de comprendre alors il ne mérite pas de devenir ton apprenti! »

Feuille de Trèfle se recroquevillait sur lui-même, une étrange douleur lancinante dans la poitrine comme si Ruisseau de Rose venait de lui planter une griffe acérée droit dans le cœur. Après s’être disputé avec son frère, Feu Follet, voilà que la lieutenante de son clan venait le réprimander pour quelque chose dont il n’était pas entièrement responsable. Je suis vraiment bon à rien, se disait-il intérieurement. Je n’arrive pas à soigner cette maladie... Je ne fais que me disputer avec mon frère... et je ne mérite même pas d’avoir un apprenti... Feuille de Trèfle baissait le museau, ses yeux verts posés honteusement sur ses pattes blanches. Il laissait échapper un feulement rauque entre ses mâchoires serrées.

« C’est bon... J’ai compris... Vas-t’en maintenant... Je veux être seul. »

Ruisseau de Rose s’arrêta net. Elle cessa de parler dès qu’elle vit Feuille de Trèfle se recroqueviller sur lui-même. Ruisseau de Rose ouvrit la gueule pour s’excuser d’avoir été aussi sévère avec lui, mais ne dit rien et referma ses mâchoires. Quoi qu’elle puisse dire, le mal était déjà fait et rien ne pourrait changer cela. Ruisseau de Rose observa silencieuse Feuille de Trèfle baisser les yeux sur ses propres pattes. Son cœur se serra dans sa poitrine. Je... je suis désolée... pensa-t-elle intérieurement. Je... je ne voulais... pas. Ruisseau de Rose entendit un grondement sourd.

« C’est bon... J’ai compris... Vas-t’en maintenant... Je veux être seul. »

Mais... se dit-elle avant de se raviser de nouveau et de sortir de la tanière du guérisseur la mine abattue et la tête basse. J’aurais mieux fait de me taire...