[Terminé] En cette longue soirée hivernale // FEAT Nuage de Braise

Le soleil venait tout juste de se coucher, et j'errais encore, sans but précis, dans la ville glacée. Autrefois, j'avais une demeure ici, de l'affection ; à présent, je n'y trouve que nostalgie et regrets. Mais je ne peux m'en vouloir qu'à moi-même ; en effet, je suis et resterai la seule fautive de ce changement. Si je n'étais pas partie, je serai peut-être à l'heure même blottie contre la fourrure d'Indy - la chienne avec qui je cohabitais - tandis qu'elle me couverait de son habituel regard empli d'amour. Peut-être même serais-je sur les genoux de mon Bipède, ronronnant de plaisir sous les caresses de sa grande main douce et attentive à tous mes désirs.
Mais en tant que native d'un Clan, cette vie ne faisait que m'ennuyer. C'était divertissant, bien sûr, mais je ne pouvais envisager rester là pour toujours. Malgré tout l'amour que j'éprouvais à leur égard, je ne pouvais pas me le permettre. J'ai pris la bonne décision.
Pourtant, à la tombée de la nuit, il m'arrive toujours de rôder dans les quartiers Bipèdes ; par nostalgie, peut-être ? Non, c'était même sûrement ça. Il fallait que j'arrête de me mentir à moi-même : je ne suis bonne qu'à me faire souffrir. Me remémorer toutes mes souffrances, ma douleur. Pourquoi est-ce que je m'obstine à faire ça ? 
Soudain, je sentis une présence singulière. Il y avait quelque chose - non, quelqu'un - qui n'aurait pas dû être là. Je reniflais à nouveau pour découvrir l'odeur du Clan de l'Ombre. Qu'est-ce qu'un ombreux viendrait donc faire ici, en plein milieu de la nuit ? Je décidai de m'approcher discrètement, afin de pouvoir observer l'inconnu.
Il était là, à l'angle de la ruelle. C'était un chat assez petit - probablement encore un apprenti, vu sa carrure de jeune chat. Il possédait de courts poils de jais, et ses yeux ambrés mettaient en valeur sa beauté grandissante.
Curieuse, je décidai d'abord simplement de l'épier mais, n'y tenant plus, je finis par prendre mon courage à deux pattes et m'exclamai avec une voix emplie de bonté :


- Eh bien, mon petit... Que fais-tu ici si tard ? Est-ce que tu te serais perdu ? Nous sommes bien loin de ton camp… Laisse moi t'aider.

Lorsque le matou se retourna pour me dévisager, je sentis dans son regard du mépris. Sans doute pensait-il que j'étais une domestique - et en un sens, il n'aurait pas tord. Puis son regard changea, sans doute signe qu'il venait de remarquer mon odeur. Elle avait sans doute de quoi intriguer le plus curieux des chats, car elle avait vécu de nombreux changements, étant à présent devenue très singulière, unique. Une odeur aux relents du Clan de la Rivière, mais aussi marqué par ceux des Bipèdes et ceux qu'un solitaire pourrait porter. Sans doute la partie solitaire était-elle dominante, car le chat sembla s'en contenter pour me définir - je le voyais dans ses actions et son regard. Il était légèrement méfiant, comme le témoignaient son regard et sa posture, mais semblait également certain qu'il aurait le dessus en cas de combat. Sa respiration, que je pouvais observer grâce aux mouvements de son ventre et aux petits nuages de brume qui se formaient vers son naseau, était irrégulière, et trahissait une certaine forme de nervosité. Bien, pensai-je. Cela signifie qu'il ne m'attaquera probablement pas sur une simple impulsion. J'avais toujours été assez méfiante au sujet des chats du Clan de l'Ombre ; si le chat n'avait pas été un simple apprenti, je craindrais pour ma vie.
Soudain, le chat se mit à me tourner autour en grognant et me reniflant. Sans doute était-ce une tentative de m'impressionner - voir de m'intimider. Malheureusement pour lui, cette tentative était vaine car son jeune âge montrait son manque évident d'expérience. Il cracha alors sèchement :

- Pour qui te prends-tu malheureuse ? Tu n'es pas ma mère alors rentre chez toi au lieu de me casser les pattes. Je ne suis ni perdu, ni en quête d'aide.

C'était une répartie assez prévisible, si on analysait son comportement. Je soupirai. Alors que je ne voulais qu'aider, il avait fallu que la fierté du félin resurgisse. Et, même si tout son comportement indiquait le contraire, je n'était pas dupe : il était complètement perdu. Il essayait désespérément de le cacher, mais son regard disait le contraire. 

- Maintenant fous moi la paix avant que je m'énerve sérieusement et que je ne te rajoute d'autres cicatrices.

Je pestai. Oui, forcément. Alors que je les avais parfaitement dissimulées sous ma fourrure le matin même, le vent s'était joué de moi et les avait fait réapparaitre. Non pas que ces cicatrices me dérangeaient particulièrement, d'ailleurs - bien au contraire, elles étaient partie intégrante de moi et je n'en avais aucune honte. Elles me rappelaient juste des souvenirs douloureux que je préférerais oublier. C'est pourquoi je les cachais : afin d'éviter qu'on me demande leur provenance. 
Ce n'était d'ailleurs pas l'accident en lui-même, mais plutôt les événements l'ayant déclenché qui me faisaient tant souffrir.
Ma mère qui me haïssait. Mon père qui la défendait. L'existence d'une jumelle, morte. L'explication de mon vide intérieur. Et plus tard, la haine du Clan, lors de mon retour. Etoile Eternelle, mon plus grand appui lors de mon enfance, qui me renie à présent pour mon absence.
La douleur. La haine. Je frissonnai à ces souvenirs empreints de tristesse. Trouverai-je un jour quelqu'un qui pourrait m'accepter ?
Je soufflai, puis refis face à l'Ombreux en face de moi. Il ne pouvait pas gagner un combat contre moi. J'étais bien plus expérimentée que lui. Je ne pouvais pas me permettre de le combattre - pour son propre bien. Il devait avoir dix lunes, tout au plus - et j'en avais vingt-six. Mon accident avait eu lieu juste avant mon baptême de guerrière, et mes lunes d'errance avaient accru mon agilité dans des terrains qui m'étaient autrefois hostiles.
Plus que d'avoir peur de lui, c'était de moi que j'étais effrayée. Et si je le blessais ? Non. Je ne pouvais pas me le permettre. Et pour éviter cette éventualité, je ferai ce que je pourrais.

- Je ne m'y essayerais pas, à ta place. Tu dois avoir dix lunes, tout au plus - tu es donc encore un apprenti. Peu importe combien ton mentor est fort, je suis bien plus expérimentée que toi. J'ai vécu dans un Clan, autrefois. Si j'étais toi, j'accepterais plutôt mon aide, plutôt que de m'obstiner à refuser, par fierté, d'approcher un solitaire. Je vois bien que tu es perdu. Laisse-moi t'aider ! 

Puis j'ajoutai, de nouveau avec douceur :

- Je m'appelle Ambre. Et toi, quel est ton nom ?

J'y suis peut-être allé fort. C'est ce que je remarque en voyant sa mine agacée. Il a dû penser que j'éprouvais du mépris, ou identique, à son égard. Et soudain, je compris.
Bien sûr qu'il était agacé. Mon intention n'était bien sûr pas de le prendre de haut, mais plutôt d'éviter un combat inutile ; pourtant, il a sûrement ressenti une menace dans mes mots. Je m'en veux un peu d'avoir été dure. Moi aussi, quand j'étais apprentie, je détestais qu'on me sous-estime. C'était "Nuage de Luciole" par ci, "Nuage de Luciole" par là. Mais que lorsque ça arrangeait les autres, bien sûr. Ma mère était particulièrement désagréable. Bien sûr.
Comme d'habitude, il fallait que je culpabilise pour un rien. Pauvre chat. J'ai souvent du mal à contrôler mes mots ; souvent, ils sortent d'une manière que j'aurais préféré éviter.

- Pourquoi une solitaire m'aiderait ? En plus, tu ne portes aucunement l'odeur de mon Clan alors je ne te fais pas confiance. Enfin, mon prénom ne te regarde pas.

Je m'apprêtais à continuer, lorsque le matou ajouta :

- Aide moi à retrouver mon camp. Mais je te préviens… Je n'aurai aucun compte à te rendre, c'est clair ?


Je soupirai de soulagement. L'hostilité avait légèrement quitté ses traits, et il semblait avoir un peu gagné en confiance. Je répondis donc, la tension retombée :

- J'aimerais préciser quelque chose. Je n'ai absolument rien contre les apprentis, et je comprends que tu te sentes vexé de ma remarque… Ce n'était pas le but. Je t'aide simplement parce que j'aurais aimé qu'on m'aide et qu'on m'estimes comme un chat et non un serviteur moi aussi. J'aide par plaisir, si tu préfères.

J'esquissai un léger sourire. Je ne pouvais pas être plus honnête. Mon aide n'était en rien désintéressée, bien au contraire. J'aimais aider, tout simplement. Et cela n'avait rien de stupide ; j'étais juste très empathique et sensible aux besoins d'autrui - parfois même plus qu'aux miens.

- Si tu refuses de me donner ton nom, ce n'est pas très grave. Et, ne t'inquiète pas. Je n'attends rien en retour de mon aide. Suis-moi.

Commençons par sortir de cette ruelle. Le moyen le plus sécurisé était bien sûr de suivre le chemin, comme le ferait un simple Bipède… Mais la route serait assez longue et regagner le camp du matou avant la fin de la tombée de la nuit serait trop compliqué. Cependant… Je connaissais un raccourci.

- Est-ce que tu aimes les défis?, lançai-je au jeune chat qui me suivait.

Sans plus attendre, je sautai sur la clôture d'un jardin, et enchaînai vers le toit. Puis je me retournai, et attendis le chat noir aux yeux ambrés.